Madame Marta et le Roi






Madame Marta était polonaise, elle avait connu son mari (François) dans les camps, durant la guerre. Lui était originaire de la région de la Diglette (Forrière ?), et ils se sont installés dans ce qu'on appelait "la maison du garde", à la Diglette Saint-Michel. Pendant les séjours des élèves, elle s'occupait de la cuisine, pour le repas du soir car le repas du midi se prenait sous forme de pique-nique en forêt. Je me souviens d'elle comme d'une femme de petite taille et de grand coeur, mais possédant un fameux caractère : n'importe qui n'avait pas accès à sa cuisine.

Après cette période de Diglette, elle et son mari se sont installés à Mormont, petit hameau sur la colline d'en face. Ils sont tous les deux décédés depuis.

L'histoire qui suit, c'est elle qui l'a racontée à Michel Tondu, kinésithérapeute à Nassogne, qui me l'a racontée par après.

Marta et son mari avaient obtenu ce qu'on appelait "un registre", c'est-à-dire l'autorisation d'effectuer divers travaux (élagages, éclaircissements) dans les bois. Ils y allaient travailler parfois ensemble, parfois seuls, lui ou elle.

Un jour, Marta qui effectuait des travaux d'éclaircissement dans une sapinière, aux environs du Fourneau Saint-Michel, y découvrit le squelette d'un cerf. Les chairs avaient été entièrement nettoyées, mais la ramure indiquait qu'il s'agissait d'un cerf magnifique. Au moyen d'un morceau de bois pris sur place, Marta entrepris d'exercer des pressions sur les vertèbres cervicales, jusqu'à ce qu'elle parvienne à séparer le crâne, avec sa ramure, du reste du corps.

Sur le chemin du retour, elle croisa le forestier de l'endroit qui s'émerveilla de son trophée :
- "Et bien, Marta, c'est une bien belle chose que vous avez là !".
- "Oui, je l'ai trouvé dans la sapinière où je travaille. Vous croyez que je peux le garder ?".
- "Mais bien sûr : c'est vous qui l'avez trouvé, et vous aviez le droit de vous trouver dans les bois. Il est à vous !".
Et Marta rentra chez elle, munie de sa découverte.

François entrepris de scier le crâne comme il faut et le fixa sur une planchette de bois, que l'on appelle un "écusson", ainsi que le font d'habitude les chasseurs. L'ensemble fut ainsi fixé au dessus de la cheminée, dans la pièce principale de leur habitation.

Quelques jours (ou semaines ?) après, on frappa à la porte de Marta. Elle alla ouvrir et se trouva face à un homme grand, très soigné, très distingué, les cheveux légèrement ondulés, bref : un fort bel homme, comme elle le racontera plus tard. Il s'adressa à elle :
- "Bonjour, Madame, j'ai appris que vous aviez trouvé un cerf mort et que vous avez gardé ses bois chez vous. Me permettez-vous de les voir ?".

Elle le fit entrer et, admirant le trophée du cerf, il lui raconta qu'il s'agissait d'une bête ayant été blessée par son épouse, lors d'une chasse aux environs de Mochamps. Des recherches avaient été entreprises, mais sans résultat. Le cerf se sera déplacé vers le Fourneau Saint-Michel, dans la sapinière, pour y mourir des suites de sa blessure. Le visiteur demanda à Marta si elle consentait à lui vendre ce trophée. Et Marta de répondre :
- "Non... mais non !".

L'homme insista encore, et finit par se présenter :
- "Je suis le roi Léopold, et mon épouse est la princesse Lilian, princesse de Rethy.".

Mais Marta (un peu têtue) resta sur sa position : si ce trophée est bon pour le Roi, il est bon pour moi aussi, pensait-elle.

Et le Roi dut prendre congé en formulant une dernière demande :
- "Permettez-moi de revenir avec mon épouse afin qu'elle puisse le voir".

Elle répondit favorablement à cette demande :
- "Mais bien sûr, vous pouvez revenir, vous et votre dame, quand vous voulez !".

Peu après, le Roi et la princesse revinrent pour voir les bois du cerf.
Lors de sa première visite, le Roi avait remarqué la pauvreté du mobilier : juste une table et deux ou trois chaises. Il s'était dit que l'argent ne représentait pas grand-chose pour Marta et formula une nouvelle proposition : un troc entre le trophée et un salon complet.
Mais Marta, toujours aussi têtue, maintint son refus, et les bois du cerf restèrent définitivement accrochés au mur.

Beaucoup plus tard, en racontant cette histoire, Marta disait :

- "Mais qu'est-ce qu'il m'a pris de refuser cette offre ? C'est malheureux hein ! On n'avait presque rien, on n'avait pas de confort à cette époque, et on avait l'occasion d'avoir des beaux meubles fort utiles ! Tandis que ce cerf, là, qu'est-ce qu'il m'apporte ? Qu'est-ce que je sais en faire ? Et puis, je n'avais pas reconnu le Roi. Son portrait se trouvait bien sur les billets de banques, mais on n'avait pas d'argent et on n'en voyait presque jamais ! Mais en tous cas, j'ai désormais une bien belle histoire à raconter : le Roi qui vient deux fois chez moi, et la princesse !"

Maintenant que tous les protagonistes de cette histoire sont décédés, qu'est donc devenu le fameux trophée ? Peut-être que la fille de Marta, Nelly, pourrait le dire ?